
Le 6 avril dernier, en conférence de presse en Colombie-Britannique, Pierre Poilievre, chef du Parti conservateur du Canada, s’en est de nouveau pris à la politique de santé publique en matière de dépendance. Accusant les libéraux d’avoir « causé » la crise des opioïdes, il a dénoncé les sites de consommation supervisée et les initiatives de décriminalisation, qu’il qualifie d’« expériences dangereuses ». Selon lui, la solution tiendrait dans le retour à la guerre contre les substances, à l’abstinence obligatoire et à l’élargissement des pouvoirs policiers. Une rhétorique simpliste et stigmatisante, qui détourne l’attention des véritables causes de cette crise de santé publique.
Mais que disent les faits ?
La réalité : une crise de santé publique aux causes multiples
Ce que dit Poilievre
« Les libéraux ont causé cette crise. »
« Ils ont lancé une dangereuse expérimentation idéologique qui a donné le libre accès aux drogues illégales. »
Ce que disent les faits
Au Québec, la crise des surdoses continue de faire des ravages. Selon les données de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), 645 décès reliés à une intoxication suspectée aux opioïdes ou autres substances ont été enregistrés en 2024, soit une moyenne de 54 décès par mois. Il s’agit du plus haut taux de mortalité annuel observé depuis 2017, avec un taux de 7,3 décès par 100 000 personnes. (source : Décès reliés à une intoxication suspectée aux opioïdes ou autres drogues au Québec, juillet 2017 à décembre 2024)
Contrairement à ce que laisse entendre Pierre Poilievre, cette crise ne résulte pas d’un excès de compassion ou d’un laxisme institutionnel. Elle est alimentée par une toxicité croissante de l’approvisionnement, notamment la présence du fentanyl ou de ses analogues, détectés dans 23 % des décès en 2024, une proportion en hausse constante depuis 2017. Les principales personnes touchées sont des hommes âgés de 40 à 59 ans, un groupe trop souvent invisibilisé dans les débats politiques.
Aussi, il est important de souligner, comme l’a fait Louis Letellier de Saint-Just dans l'article pour Le Devoir, que la crise des surdoses ne peut être réduite à une question de responsabilité politique immédiate.
Poilievre, en rejetant la faute sur le gouvernement de Justin Trudeau, ignore délibérément les causes profondes de cette crise. Cette position simpliste, qui cherche à accuser un gouvernement plutôt que de reconnaître une crise de santé publique complexe aux racines multiples, ne fait que masquer la réalité. La crise des surdoses, telle qu'elle se manifeste aujourd’hui, est un problème mondial qui ne peut être attribué à une seule administration.
Louis Letellier de Saint-Just rappelle que la politique de répression appliquée, en particulier sous le gouvernement Harper, a largement contribué à aggraver la situation, non seulement en négligeant les approches de réduction des méfaits, mais aussi en stigmatisant les personnes ayant des problèmes de dépendance.
Relire l’article : La crise des surdoses, ce n’est pas la faute de Justin Trudeau
La stigmatisation ne sauve pas des vies
Ce que dit Poilievre
« Les centres de consommation sont des repaires de drogués. »
« Il faut les remplacer par des centres de réhabilitation. »
Ce que disent les faits
La science est formelle : les politiques de réduction des méfaits, comme les sites de consommation supervisée, la distribution de naloxone ou les traitements de substitution, sauvent des vies. Elles sont reconnues par l’Organisation mondiale de la santé et soutenues par des décennies de recherche.
Associer consommation à criminalité ou à déchéance morale n’a jamais permis de réduire les décès : cela alimente plutôt la stigmatisation et éloigne les personnes concernées des services d’aide.
Plutôt que de répondre à cette réalité complexe avec des approches fondées sur la science et la compassion, Pierre Poilievre propose un retour en arrière : plus de répression, moins d’écoute. En liant consommation de substances, criminalité, il perpétue une vision punitive, inefficace et dangereuse.
Lutter contre les surdoses exige des ressources, pas des coupes
Ce que dit Poilievre
« Habituellement, le gouvernement reçoit une demande de financement qui contient tous les bons mots clés, et il envoie le chèque. Peu importe les résultats, tant que la paperasse est remplie. C’est fini. »
« Le financement sera réservé aux organismes qui réussissent à garder leurs patients sobres.»
Ce que disent les faits
Contrairement à ce que sous-entend Pierre Poilievre, le gouvernement fédéral ne distribue pas aveuglément des chèques à des organismes sans évaluer les résultats. Ce sont les gouvernements provinciaux qui financent directement les organismes.
De plus, cela fait maintenant plus de dix mois que des dizaines d’organismes en réduction des méfaits attendent dans l’incertitude un renouvellement de leur financement. Malgré leurs efforts et leur impact documenté, plusieurs sont confrontés à un silence gouvernemental préoccupant.
L'AIDQ a récemment dénoncé cette situation, rappelant que des regroupements entiers, comme l’Association elle-même, sont touchés. Lire à ce sujet :
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AIDQ et d’autres organismes en péril : où en est le gouvernement ?
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Annulation de la 38e Rencontre québécoise en réduction des méfaits
Dans ce contexte déjà critique, le sous-financement des services d’aide, de prévention et des organismes communautaires ne fait qu’aggraver la situation. Au-delà des compressions de 1,5 milliard de dollars dénoncées par Louis Letellier de Saint-Just, président de l’AIDQ, dans une récente lettre d’opinion publiée dans La Presse, c’est surtout l’absence de communication, de dialogue et de consultation avec les organismes qui inquiète. Plusieurs d’entre nous subissent déjà des coupures sans avertissement ni explication, ce qui fragilise gravement notre capacité à soutenir les populations les plus vulnérables.
Comme il le rappelle :
« La disparition de programmes de prévention des surdoses, la perte de ressources humaines et la fermeture de services communautaires entraîneront une augmentation du nombre de personnes à la rue, de décès, et une précarisation accrue des personnes les plus marginalisées. » - Source : La Presse
Ces préoccupations sont appuyées par des données alarmantes. Le troisième trimestre de 2024 a enregistré 166 décès, le nombre trimestriel le plus élevé en sept ans. La situation ne se stabilise pas, elle empire — et les réponses gouvernementales ne suivent pas
Recentrer le débat sur les personnes concernées
Le discours de Pierre Poilievre ne propose pas de solution à la crise : il en instrumentalise les conséquences pour diviser et criminaliser davantage. Ce dont nous avons besoin, ce ne sont pas de nouvelles prisons, mais de logements, de soins accessibles, de soutien communautaire, de programmes de prévention adaptés et financés de façon durable.
Comme l’a récemment rappelé la Coalition canadienne des politiques sur les drogues, malgré une injonction de la Cour supérieure de l’Ontario reconnaissant les torts irréparables liés à la fermeture des sites de consommation supervisée, la majorité de ces services essentiels restent menacés par des décisions gouvernementales idéologiques et punitives. Cette situation met en lumière un refus inquiétant de reconnaître les preuves, au détriment de vies humaines. (source : FOR IMMEDIATE RELEASE: Despite Ontario Superior Court Injunction Recognizing Irreparable Harm, Most Remaining Supervised Consumption Sites Still Facing Forced Closure Tomorrow)
Nous devons cesser de détourner le regard pendant que des vies sont perdues inutilement. Ce que la situation exige aujourd’hui, c’est du courage politique : celui de reconnaître la souffrance, d’écouter les personnes concernées et de soutenir les solutions qui sauvent réellement des vies.
Face à une crise aussi grave, l’inaction ou les réponses répressives ne sont pas seulement inefficaces — elles sont inacceptables. Il est temps de choisir la vie, la dignité et la justice.
Des articles pour aller plus loin :